samedi 6 novembre 2010

Conduites à risque et santé mentale à l’adolescence

Conduites à risque
et santé mentale à l’adolescence

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Anthropologie de la santé mentale

Sophie Le Vaguerès – DCEM2


INTRODUCTION

A. DONNÉES GÉNÉRALES SUR L’ADOLESCENCE ET LE RISQUE

1. Définitions

2. Influence de la société moderne

3. Notion de risque réel et projeté

B. RITES DE PASSAGE ET SOCIETE OCCIDENTALE

1. Définitions

2. Rites de passage et société traditionnelles

3. Rôle protecteur de la conduite à risque

4. Rôle du groupe des pairs

C. CONDUITES ORDALIQUES

1. Définition d’une conduite solitaire

2. Limite du concept de rituel

3. Recherche d’une légitimité

4. Facteurs sociaux

D. EXEMPLES DE CONDUITES A RISQUE

1. Conduites suicidaires et équivalents suicidaires

2. La tentative de suicide ordalique

3. Addiction et anorexie

4. Le jeu du foulard

5. Prévention

CONCLUSION

INTRODUCTION

La plupart des jeunes traversent l’adolescence sans trop de cassures et finissent par s’organiser une vie adulte conforme à leurs aspirations. Toutefois, pour mille et une raisons, certains jeunes vivent cette période beaucoup plus difficilement. Les voies empruntées alors par les jeunes sont diverses : décrochage scolaire, drogues, dépression, troubles alimentaires, suicide. On peut donc dire que l’adolescence représente une limite plus étroite entre la santé mentale et la pathologie.

La souffrance psychologique des adolescents fait l'objet d'une attention croissante des pouvoirs publics, du monde associatif et du personnel médical. À partir d'une approche anthropologique, ce travail se propose de questionner le lien entre l'espace social contemporain et les comportements de souffrance psychique du jeune.

Pour se faire, nous allons d’abord définir ce que sont l’adolescence et le risque dans notre société ; étudier le rapport de ces conduites spécifiques avec les rites initiatiques et avec les pratiques ordaliques ; nous verrons quelques exemples pour illustrer le sujet ainsi que quelques pistes de prévention.

A. DONNÉES GÉNÉRALES SUR L’ADOLESCENCE

1. Définitions

Autrefois, l'adolescence n'existait pas : à l'époque de Louis XIV par exemple, les enfants passaient directement du statut d'enfant à celui d'adulte. On les mariait très tôt, et on leur confiait très tôt des responsabilités : à quinze ans, un garçon pouvait être colonel de régiment. On retrouve la même chose dans certaines sociétés traditionnelles africaines : il n'y a pas de reconnaissance d'une période particulière dite adolescence.

Dans notre société l’adolescence est clairement définie comme le passage de l’enfance à l’âge adulte. Contrairement à l’enfance, elle se caractérise par une certaine distanciation par rapport aux deux grandes structures de socialisation que sont la famille et l’école. (1) Elle représente le moment ou le sujet doit s’autonomiser et faire preuve de ses acquis antérieurs. Mais ceci suppose la solidité de ces acquis, en leur absence l’adolescent peut révéler à cette période une certaine fragilité.

De nombreux mécanismes peuvent ainsi remettre en cause la stabilité de ces acquis durant l’enfance, entre autres :

· Absence de communication intergénérationnelle

· Absence de figures significatives

· Autonomie précoce ou pseudo-autonomie.

· Déménagements multiples

· Expériences d’abus ou de violences

· Expériences de séparations prolongées (deuil, divorce, etc.)

· Placements nombreux

· Problèmes familiaux

· Troubles de santé mentale chez un parent ou dans la famille immédiate

De nos jours si le début de cette période est une limite facile à fixer (début de la puberté), il est beaucoup plus délicat de définir sa fin, car il n’y a plus de réelles concomitances entre les différents phénomènes physiques, psychologiques et sociologiques. C’est ce flou que l’on peut expliquer par l’évolution de la société dans laquelle nous vivons.

2. Influence de la société moderne

La société moderne a des répercussions sur l’organisation de la famille, l’allongement de la scolarité, le retard à entrer dans la vie professionnelle avec l’instabilité des premiers emplois et celui à rentrer dans la vie maritale. La jeunesse se définit aujourd’hui comme une période de marge de toute reconnaissance statutaire née des changements socio-économiques, particulièrement des années 80. Alors qu’il y a encore quelques années les marqueurs de passage à l’âge adulte était fortement associés à certains rôles, il sont maintenant difficilement repérables : on peut débuter sa vie active sans être marié ou, au contraire, être marié et avoir des enfants sans avoir jamais travaillé. On peut quitter le domicile parental sans forcément se marier et on peut finir ses études sans forcément décrocher directement un premier emploi.

Cette nouvelle donne entraîne chez les jeunes une nouvelle représentation de l’avenir. En effet il est évident que les adolescents ne vivent pas uniquement dans le présent, c’est l’avenir qui leur sert de modèle, notamment pour les choix scolaires malheureusement ces choix et cet avenir leur paraissent des plus aléatoires, ils éprouvent des craintes et des doutes. De ce fait leurs projets sont souvent très amoindris. D. Mercure a publié une étude sur ce sujet, il a défini plusieurs types de représentations de l’avenir. Chez les jeunes qu’il a rencontrés, trois représentations dominaient : -Le type fataliste : sentiment d’incertitude et d’insécurité mêlé à une certaine résignation face à l’avenir imprévisible.

-Le type prévoyant qui tente d’appréhender les changements éventuels mais sur du très court terme et dans une posture également passive.

-Le type continuiste est un peu plus positif il perçoit l’avenir comme déjà tracé et sans possibilité d’en changer. (2)

3. Notion de risque réel et projeté

Tout d’abord il nous faut définir ce qu’est le risque, c’est une probabilité, qui peut donc être aussi bien positive que négative or il est utilisé en général pour sa valeur négative. On peut distinguer deux types de risque : le risque immédiat (la conduite en état d’ivresse par exemple) et le risque différé (la consommation de tabac…avec ses risques ultérieurs sur la santé). La notion de risque recouvre un ensemble très hétérogène le même mot pouvant s’appliquer par exemple au risque nucléaire et aux prises de risques adolescentes. (3)

Cela nous amène au risque réel et au risque projeté, en effet il existe une représentation subjective du risque, différents facteurs peuvent être pris en compte à l’origine de cette subjectivité : l’âge, de nombreuses études ont ainsi montré que l’on développait avec l’âge une aversion au risque, ce qui se caractérisait par une inclination à choisir l’action la plus sûre, à obtenir un maximum d’informations préalables, à prendre son temps et à s’appuyer sur les autres pour décider. Le groupe social ainsi que les médias sont eux aussi des facteurs importants de variation de la perception du risque : en effet une étude dans les années 1990 montrait que les français avaient surtout peur de la drogue (80%), du sida (68%) et du terrorisme (67%) alors que la circulation automobile, autrement plus meurtrière, n’inquiétait que 42% des français. (4)

Le paradoxe apparent des prises de risques tient au fait qu'elles émergent dans une société hantée par la sécurité et à la recherche obsessionnelle de la couverture des aléas, par le recours à des assurances de toutes sortes et à une législation pointilleuse qui vise en permanence à la prévention des risques et à l'élimination de la surprise. Ce souci de sécurité porté par les sociétés modernes, le refoulement de la mort sur lequel il repose, confère une valeur redoublée au risque dès lors qu'il est choisi en toute connaissance de cause. «Le risque est de moins en moins l'effet d'un affrontement direct avec les impondérables de la nature, mais tout simplement une marge laissée par la négligence de la technique ou de l'organisation»,a écrit P. Thibaud. À celui qui refuse délibérément la tranquillité et la sécurité du dispositif d'encadrement social, il reste la possibilité d’explorer cette marge qui se révèle inépuisable. (5)

L’étude de l’évolution de la société donne des indices pour comprendre pourquoi la santé mentale des adolescents est plus fragile aujourd’hui. Quel est le lien avec le développement de l’usage des conduites à risque ?

B. RITES DE PASSAGE ET SOCIETE OCCIDENTALE

1. Définitions

Une des explications plausibles entre le lien qui existe entre les comportements à risque et cette période de la vie est leur fonction possible de rite de passage. Etymologiquement le rite signifierait ordre prescrit mais réfère aussi à la cérémonie dans sa dimension autant profane que religieuse. D’après Martine Segalen, « le rite ou rituel est un ensemble d’actes formalisés, expressifs, porteurs d’une dimension symbolique. » (6) Leur fonction est de renforcer le lien social en rattachant l’individu à sa communauté. Dans l’expression rite de passage, il y a la notion d’avant et d’après, ces rituels s’articulent en 3 étapes distinctes : la séparation, la marge et l’agrégation.

Dans toutes ces cérémonies initiatiques, le risque est toujours présent. Le principal étant que l’initié échoue dans ce passage. si possible, ce risque de l’échec est constamment maintenu par l’initiateur, celui-ci étant en général un aîné faisant partie de la communauté que l’initié veut intégrer. Ainsi l’initiateur est à la fois juge ou non du passage de l’initié et gardien du risque inhérent à l’épreuve. (7)

2. Rites de passage et société traditionnelles

Dans la plupart des cultures les rites d’initiation sont un temps ou se joue la mort symbolique à l’enfance, les formes varient mais l’objectif reste en partie le même : l’apprentissage de la séparation à commencer par la séparation d’avec la mère. Les novices sont souvent reclus, dans un lieu en marge de la communauté. L’aspect de ces espaces est souvent rond et archaïque, Mircea Eliade, historien des religions parle de regressus ad uterum, sorte de gestation symbolique permettant la désagrégation au monde antérieur. (8) Chez les papous de Nouvelle-Guinée, le néophyte pubère doit vivre quelques temps dans une cabane au fond de la brousse, avant d’escalader l’arbre du monde, ce rituel signifie la renaissance après engloutissement dans le ventre maternel, celui-ci synonyme de mort violente. (9)

On reconnaît aussi parfois des états intermédiaires entre l'enfance et le mariage qui font eux-mêmes office de rite de passage. Dans certaines sociétés africaines où les filles sont promises en mariage dès leur naissance à un homme d'au moins quinze ans leur aîné, elles sont, à la puberté, autorisées par l'usage à avoir, durant deux ou trois ans des relations sexuelles avec un jeune homme de leur âge. C'est un " amant prénuptial ", qu'elles peuvent choisir elles-mêmes. De ce jeune homme, elles auront un enfant ; à ce moment, on les mariera avec celui qui leur est promis depuis toujours et qui deviendra officiellement le père de l'enfant. Les raisons de cet usage sont d'ordre religieux. il s'agit de donner un statut à l'enfant premier-né. Néanmoins cette période permet l'assouvissement affectif et peut-être aussi sexuel de la jeune femme, qui aura ensuite une vie différente.

Dans certaines tribus indiennes, filles et garçons vivent dans des " maisons des jeunes " dès l'âge de quatre ans. Arrivés à la puberté, ils doivent accepter d'avoir des relations sexuelles avec tous les autres jeunes de la " maison ", sauf avec leur fiancé(e) et leurs frères et sœurs. Ils font ainsi l'apprentissage de la sexualité, et lorsqu'ils quittent la " maison des jeunes " pour se marier, c'est une vie relationnelle et sexuelle beaucoup plus calme qui les attend.
Par ces usages, ces sociétés préparent leurs jeunes à la vie adulte, sexuelle et conjugale, supprimant ainsi une partie des troubles de l'adolescence. (10)

Dans le monde occidental il existe un grand nombre de rites plus ou moins solennels et codifiés comme les remises de diplômes, le service militaire, le bizutage... La différence entre ces rites et les rites de passage se situe dans la systématicité du rite dans la société donnée. De manière générale, on observe une diminution des rites de passage solennels (de type religieux notamment) et l'apparition de ces rites moins codifiés en remplacement. (11)

3. Rôle protecteur de la conduite à risque

Le risque vu comme faisant partie intégrante de rituels de passage nous amène à considérer les aspects positifs des conduites à risque. On peut dire que l’adolescence par définition est un risque, en effet que peut-on faire sinon jouer son corps et sa vie à un âge où on ne possède rien d’autre à jouer ? La prise de risque peut correspondre chez l’ado à un refus d’enlisement, à un désir d’indépendance et d’autonomie. Elle correspond aussi à la recherche de limites et de connaissances de soi. Elle donne l’occasion de vérifier son propre pouvoir sur soi et sur les choses. (12)

Les risques n’existent pas partout ni pour tous ; ils sont de natures diverses, touchent parfois les parents autant que le responsable d’un écart ou d’un méfait, et surtout diffèrent en degré de dangerosité, à tel point qu’une exposition relativement homéopathique à certains risques peut guérir d’un éventuel excès et qu’après avoir fréquenté des micro-goupes déviants, on peut finir par “ se ranger des voitures ”. (13)

Les conduites à risque manifestent la résistance du jeune, elles s’opposent au risque plus incisif de l’effondrement du sens. Malgré les souffrances qu’elles entraînent, elles possèdent un versant positif : elles favorisent la recherche de marques ; elles sont un moyen de maintenir une relation de sens envers le monde ; tentative paradoxale de reprendre le contrôle de son existence. La souffrance est en amont, il s’agit de lui porter un coup d’arrêt, se faire mal pour avoir moins mal. L’épreuve personnelle est un chemin détourné pour retrouver le jeu de vivre. (14)

4. Rôle du groupe des pairs

Les formes de conduites à risque des jeunes de notre société ressemblent aux formes les plus archaïques des rites de passage que nous avons évoqué précédemment mais ils n’y a bien sûr aucun chaman ni adultes lors des « jeux de mort » avec lesquels ils peuvent flirter. (15)

Le groupe de pairs est alors la seule entité servant de repère à l’adolescent. Il lui permet de se construire une appartenance et une fidélité qui crée une sécurité émotionnelle que ne fournit plus toujours la famille. Des références communes au groupe permettent de s’engager et d’exister, individuellement et collectivement, à travers des valeurs même si elles sont transitoires. L’appartenance à un groupe est productrice d’identité et de références extrêmement présentes dans cette période moratoire qu’est l’adolescence. La reconnaissance et la valorisation de soi passent par la perception qu’ont les autres de l’individu. L’appartenance à un groupe de pairs repose sur deux utilités du point de vue des jeunes : tout d’abord manifester sa similitude avec les pairs pour être dans le groupe et obtenir une reconnaissance, ensuite pour se faire valoir dans sa singularité, pour construire sa différence. (16)

Nous avons vu que les conduites à risques adolescentes pouvaient ainsi s’apparenter à des rituels de passage, qu’elles présentaient certains aspects positifs mais qu’elles ne paraissent pas être gérées par les aînés contrairement aux rituels mais plutôt en partie par le groupe des pairs. Quels sont les points sur lesquels ces pratiques peuvent différer de celles des rituels ?

C. CONDUITES ORDALIQUES

1. Définition d’une conduite solitaire

L'ordalie est un rite judiciaire qui fournit souvent dans le même mouvement la preuve de la culpabilité et la mort, ou celle de l'innocence et la survie. L'ordalie ne tolère pas les demi-mesures. Si l’innocence est démontrée, si le «jugement de Dieu» est en faveur de celui qui pratique ce rite, il retrouve dans sa société une position d'autant plus solide que sa bonne foi a été injustement mise en doute. L'ordalie moderne emprunte cette voie hors des sentiers battus; elle interroge l'avenir d'un individu coupé de son sentiment d'appartenance à la société, et elle ne répond qu'en ce qui le concerne lui. Elle est devenue une figure de l'inconscient, elle n'est plus un rite social, mais un rite solitaire de passage. Elle découle de notre société à forte structuration individualiste. À travers une prise de risque excessive l'acteur affronte l'éventualité de mourir pour garantir son existence. S'il échappe à la mise en péril à laquelle il s'est délibérément exposé (sans toujours avoir réfléchi à son entreprise ou à son acte), il s'administre la preuve que son existence a une signification et une valeur. (17)

La prise de risque est une manière de conjurer l’indétermination du sens et des valeurs d’après David Le Breton. La mort est sollicitée sur le mode de l’oracle qui dirait la légitimité d’exister pour celui qui jugerait confuses ou absentes les normes collectives où qui les rejetterait. Interrogation et provocation sont des attitudes spécifiques de la jeunesse, mais par de tels comportements, l’individu ne répond que de lui-même et se coupe de son appartenance sociale. (18)

En se mettant en danger, le jeune provoque le groupe, il lance un appel et resserre les liens autour de lui par les soins ou l’attention qu’on lui prodigue. Si ceux qui priment à ses yeux restent indifférents, la récidive est brutale ou bien le comportement à risque se transforme en addiction. (19)

2. limites du concept de rituel

Depuis A. Van Gennep ont distingue trois phases à l’intérieur des rites de passage :

· passage régressif de la culture à la nature avec coupure d’attaches au foyer ;

· vie marginale avec expérimentation de la souffrance et de l’obéissance aux anciens ;

· sortie triomphante de l’initié, intégré dans un nouveau groupe dont il assume l’identité et le statut supérieur.

A partir de là, on peut aussi dire par exemple que l’identification des bizutages modernes aux initiations traditionnelles a quelque chose de faux et de dérisoire. On n’y transmet pas des enseignements mais des “ trucs ” pour s’adapter aux exigences et rythmes de l’École. Ce ne sont pas des adultes qui donnent l’initiation aux jeunes, mais des jeunes (filles et garçons) qui obligent de plus jeunes à des conduites de respect et d’obéissance ; le nouveau statut authentifié n’est qu’un statut transitoire d’étudiant : la véritable consécration ne sera donnée qu’avec les examens ou le concours final dans un rapport maître élève. (20)

Ainsi associer systématiquement rite de passage avec conduite à risque peut poser problème : La fonction majeure des rites anciens était la reconnaissance sociale des initiés, or ce n’est pas le cas dans nos sociétés. Ces expériences ne s’effectuent pas à l’unisson et encore moins pour les mêmes finalités. D’autre part cet âge de latence sociale est marqué par l’individualité même si les jeunes appartiennent à un groupe de pairs. Les conduites à risques ne s’apparentent donc pas toutes à des rituels d’initiation mais plus pour certaines à des pratiques ordaliques, rituels solitaires n’ayant pas pour but la réagrégation dans la communauté mais plutôt la recherche d’une légitimité à exister.

3. Recherche d’une légitimité

Dans son cheminement vers l’âge d’homme, le jeune est simultanément en quête d’indépendance et de réassurance à l’égard des autres cherchant à la fois leur tutelle et l’autonomie, il expérimente pour le meilleur et pour le pire son statut de sujet, joue avec les interdits sociaux. Les enseignants ou les parents sont souvent en grande difficulté ne sachant plus à quoi se raccrocher. Pour le jeune, la confrontation à soi et aux autres est une mise à l’épreuve dans la quête de soi. Cela lui permet de se situer en tant que partenaire au sein du lien social, sachant ce qu’il peut attendre des autres et ce que les autres peuvent attendre de lui dans une mutuelle reconnaissance. Il éprouve le sentiment d’utilité personnelle, de la valeur et du sens de sa vie. Porté par ce sentiment de confiance, soutenu par le goût de vivre, il est préservé de devoir mettre en jeu son existence pour savoir si la vie vaut ou non la peine d’être vécue. Une majorité de jeunes connaît cette tranquillité d’exister. Mais une forte minorité, témoigne d’un manque à être, d’une souffrance et de la nécessité de s’affronter au monde pour se dépouiller du mal de vivre et poser les limites nécessaires au déploiement de leur existence. (21)

D’après Roger Caillois, l’une des constantes que l’on retrouve dans les conduites à risque des jeunes est le vertige ; dans ses formes ludiques, la mise en danger est contrôlée par l’aptitude à évaluer ces dangers. Mais dans sa frange radicale, la fascination du vertige est un jeu avec l’existence dont l’intensité se paie parfois par la chute, l’accident ou encore l’overdose. (22)

En s'affrontant physiquement au monde, en jouant réellement ou métaphoriquement avec sa vie, l’adolescent force une réponse à la question de savoir si l'existence vaut ou pas d'être vécue. Pour se dépouiller enfin de la mort qui colle à la vie, on s'affronte à la mort pour pouvoir vivre. La prise de risque vise à charmer symboliquement la mort. Fixer celle-ci sans se dérober, y tracer les limites de sa puissance, elle renforce le sentiment d'identité de celui qui ose le défi. Du succès de l'entreprise naît un enthousiasme, une bouffée de sens répondant à une efficacité symbolique qui procure provisoirement ou durablement une prise plus assurée sur son existence. Le jeune découvre un sens et une valeur à son existence à travers la résolution d'une crise personnelle et non plus en se reconnaissant d'emblée dans le système de sens de sa société. Quand les autres modes de symbolisation ont échoué, échapper à la mort, réussir l'épreuve, administrent la preuve ultime qu'une garantie règne sur son existence. La mise à l'épreuve de soi, sur un mode individuel, est l'une des formes de réalisation moderne de l'identité quand tout le reste se dérobe. (23)

4. Facteurs sociaux

Comme nous l’avons vu, de nos jours, le futur est redouté, c’est une menace et pas un désir. Du coup, les adolescents n’ont pas les mêmes réactions. Par exemple, aujourd’hui pour l’adolescent, travailler à l’école ne garantie pas la réussite professionnelle. Ce qui est véhiculé dans notre société, c’est qu’il vaut presque mieux jouer au loto que travailler à l’école pour avoir des diplômes. Autre exemple, en ce qui concerne la sexualité : le discours est très contradictoire car d’une part, on peut observer une banalisation de la sexualité (à travers Internet par exemple), une sexualité qui serait facilitée et d’autre part, la sexualité est rapportée à une performance (ex : les tournantes, les filles qui passent à l’acte alors qu’elles n’ont pas envie)…On retrouve ici la contradiction inhérente à notre société qui met en avant le risque 0 et qui en même temps valorise des conduites comme le saut à l’élastique… (24)

A côté des facteurs habituels de conduites risquées (séparation familiales, antécédents psychiatriques…), il faut également en considérer d’autres :

  • Le poids des modèles idéaux imposés aux jeunes (modèle du corps idéal, les attentes parentales dont l’excellence scolaire ou sociale.) qui peut générer une angoisse. Ainsi les populations pouvant être concernées peuvent être très favorisées (une étude récente a d’ailleurs montré que la catégorie socioprofessionnelle des parents n’était pas liée au pratiques à risque de leurs enfants.)
  • Le souci d’éviter tous les risques est en soi une situation à risque, la surprotection de la part des familles ne permet pas l’accès à l’autonomie. (25)

Ce qui se modifie surtout c’est le type de comportement à risque qui se manifeste selon le groupe social, ainsi le type d’enseignement suivi influence les élèves des lycées : en filière professionnelle la consommation d’alcool, de tabac et les manifestations violentes sont plus fréquentes ; en filière générale, on rencontre plus l’usage de psychotropes. Le sexe représente aussi une différence dans les manifestations de conduites dangereuses, la violence et la consommation d’alcool sont plus valorisées chez les garçons, même s’il existe une évolution de ces comportements, les filles, manifestent plus ces conduites par des troubles corporalisés.

Nous avons donc vu comment les conduites à risques pouvaient être apparentées chez les adolescents à des conduites ordaliques visant la recherche d’une légitimité dans cette société qui perd ces repères. Ces conduites peuvent se manifester de différentes manières selon de multiples facteurs sociaux. Quelles sont ces conduites et quels peuvent être les moyens de prévention ?

D. EXEMPLES DE CONDUITES A RISQUE ET PREVENTION

1. Conduite suicidaire et équivalents suicidaires

Il est nécessaire de préciser la nuance entre ces deux termes souvent employés à propos de l’adolescence. Celle-ci réside dans l’intentionnalité. Dans le cadre des conduites à risques, l’acteur peut être conscient ou non du risque encouru, mais il n’a pas en général l’intention consciente d’attenter à sa vie ou de léser son corps comme c’est le cas des conduites suicidaires.

La conduite ordalique est un exemple typique d’équivalent suicidaire. Cependant l’intentionnalité est en réalité bien difficile à affirmer et on sait ainsi que certains suicides réussis correspondent à des situations ou l’adolescent n’avait aucune envie de mourir. Il faut rappeler que ces conduites existent a minima, beaucoup moins spectaculaires, passives comme la morosité, le désinvestissement qui peuvent précéder des conduites plus actives. (26)

2. La tentative de suicide ordalique

Les jeunes suicidants représentent 11,2% des hospitalisés suite à une conduite à risque. La distribution par sexe est très particulière, touchant les filles à 80%. (27)

Il s’agit d’éprouver la mort, de s’en approcher mais sans se noyer dedans. La conscience chez l’adolescent de vouloir en finir ou pas n’est pas toujours claire. Selon Daniel Lysek : « quelquefois l’inconscient rate son coup ». La conception de David Le Breton, définit une différence claire entre le suicidaire qui veut mourir en toute conscience et l’ordalique qui ne le voudrait pas vraiment ; cette conception est un peu dogmatique, et la frontière probablement pas nette ou tout au moins pas aussi nette qu’il le prétend. Il s’agit néanmoins de disparaître pour mieux renaître, disparaître pour que la médecine sauve l’ordalique. (28)

3. Addiction et anorexie

Cette maladie mentale représente un type d’addiction ce qui signifiait autrefois « mettre son corps en gage » lorsque l’on ne pouvait pas payer ses dettes. Dans certaines toxicomanies, la conduite ordalique peut apparaître comme le désir de reprendre les choses en main, faire en sorte de renaître, mais différent ; faire cesser quelque chose qui n’est plus maîtrisable, faire cesser la dépendance. Ainsi peut apparaître la tentative de suicide par overdose.

L’anorexie est un jeu exemplaire de vertige. C’est une lutte farouche avec la faim dont l’adolescente (car c’est en grande majorité une conduite féminine) refuse qu’elle lui dicte sa conduite. Elle entend exercer un contrôle absolu sur son corps ; elle s’inflige également une multitude d’épreuves physiques qui renchérissent sur ce fantasme de maîtrise. Elle est à la fois dans le vertige de son manque à être et de sa faim et simultanément dans un sentiment de souveraineté sur son existence. Voici un témoignage qui résume bien chez une jeune fille, la recherche de contrôle par l’anorexie et une certaine haine pour le « monde des adultes »

"Je me sens portée à cette époque de ma vie par une force immense, étrange; au début, c'est une force fascinante, enivrante, exaltante. Je plane, fière de mes succès : l'aiguille de la balance descend en flèche. La souffrance est comme anesthésiée; j'ai un contrôle presque total sur mon corps, je suis maître à bord, j'ai un pouvoir illimité sur moi, sur ma vie, ma mort."

"La perversité du monde des adultes a dû à un moment me faire regretter le monde des enfants. Lorsque mon corps a commencé à évoquer la féminité et à présager la femme qui naissait en moi, un instinct de survie m'a poussée à inverser le processus. C'est à partir de là que je me suis créée un monde idéal, retrouvant petit à petit et avec délectation un corps neutre de sexualité, presque un enfant, devenant, devais-je l'apprendre plus tard, ce que l'on nomme une "anorexique". Terme barbare et rébarbatif pour ceux qui ne le connaissent pas, mais chargé de douleur et de souffrance non exprimables pour celle qui en souffre. Je me sentais "planer" et heureuse dans ce corps décharné. "

4. Le jeu du foulard

Le jeu du foulard est un étranglement volontaire, réalisé seul ou à plusieurs : il consiste à provoquer un moment de séisme sensoriel avant de revenir à soi ou d’être réanimé par ses amis. Le manque d’oxygène, moment de suffocation agréable, produisant des sensations fortes et le sentiment d’être à la hauteur. C’est donc aussi une pratique de vertige qui outre la quête de sensation, alimente chez l’adolescent le sentiment d’une force personnelle à avoir oser le faire et un moment de partage avec ses pairs. Le groupe de pairs est ici, contrairement aux deux pratiques précédentes qui sont totalement solitaires, presque toujours présent pour encadrer le jeu. Le groupe joue un rôle d’incitation qui neutralise l’impact parental. (29)

5. Prévention

Nous avons donc vu que les conduites à risques adolescentes étaient des ébauches de rites de passage mais la perte de repère, la transformation en rites solitaires ou seulement encadrés par les pairs font de ces rites des expériences plus à visée ordalique, pour prouver la légitimité à exister. Cette étude nous permet de distinguer une piste de prévention.

Les méthodes actuelles de prévention se basent surtout sur chaque conduite à risque, au cas par cas, en effet, une dévalorisation de la conduite à risque peut diminuer sa prévalence dans un groupe, c’est le cas comme nous l’avons vu de l’alcoolisation chez les filles. Cependant dans le cas de la conduite à visée ordalique, l’une d’elle peut-être remplacée par une autre, comme l’anorexie, beaucoup plus fréquente chez la fille, par exemple. La prévention au cas par cas semble donc insuffisante, les pratiques ordaliques devant être envisagées dans leur globalité pour une meilleur compréhension du problème sous-jacent.

De plus les conduites à risques peuvent participer à la quête identitaire, c’est l’un des multiples aspects positifs de ces pratiques. Il serait donc souhaitable de ne pas les annihiler puisque cela reviendrait à supprimer les ébauches de rituels que les jeunes essaient de se construire. Une meilleure attitude serait de les réinventer par exemple en formulant des activités où pourraient s'exhiber ces comportements « dangereux » régulés ou réglementés notamment par les générations précédentes. Michel Serres par exemple a, à plusieurs reprises, parlé du Rugby comme d’une excellente école pour contrôler la violence. (30)

CONCLUSION

Pour conclure, alors que la prise de risque, pour la plupart des adolescents, restera mesurée pour certains, elle correspondra à un besoin irrépressible et réitéré de mettre en danger sa vie et/ou celle d’autrui. La société d’aujourd’hui est à l’origine d’une perte de repères et d’une perte de confiance en l’avenir chez les jeunes. Pour faire face dans cette période de transition, les adolescents utilisent les conduites à risque souvent comme ébauche de rites de passage. Cependant il n’existe plus d’encadrement par des membres de la communauté adulte qui elle-même perd ses repères et ces rites deviennent de plus en plus solitaires, se transformant en addiction du risque, non régulée dans une recherche désespérée de sens, se rapprochant d’une ordalie moderne. Pour pallier au dépassement de ce seuil critique il existe des solutions à rechercher dans la prévention, ainsi certaines activités peuvent permettre de réinventer des rituels d’initiation encadrés afin d’aider les adolescents à ne pas s’embourber dans cette période difficile et à trouver un sens à leur existence.


Bibliographie

Sophie Le Garrec, Ces ados qui en prennent, sociologie des consommations toxiques adolescentes, ed : Presses universitaires du Mirail , p19 (1), p24 (16)

Anne Tursz, Yves Souteyrand, Rachid Salmi, Adolescence et risque, ed : Syros, p43 (2), p49 (3), p130 (4), p132 (7), p147 (12), p199 (25), p138 (26), p106 (27)

David Le Breton, Jeux symboliques avec la mort, http://www.unites.uqam.ca/religiologiques/no16/16lebreton.html (5), (17), (23)

Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, ed : Nathan, p20 (6)

Thierry Goguel d’allondans, Une jeunesse en quête de rituels, http://www.jeudufoulard.com/html-fr/fram_01.html (8), (15)

Joyce Aïn, Adolescences, Ed : Eres (9)

interview de l'anthropologue Françoise Héritier, professeur honoraire au Collège de France (mai 2003) http://www.defenseurdesenfants.fr/actus/texte3n.htm (10)

http://fr.wikipedia.org/wiki/Rite_de_passage (11)

Claude Rivière, L’excès festif juvénile tempéré par le rite, Socio-Anthropologie, N°14 Interdisciplinaire, http://socio-anthropologie.revues.org/document381.html (13), (18), (20)

David Le Breton, Adolescence à risque, ed : Autrement (14), (19), (21)

Roher Caillois, Des jeux et des hommes, Paris, Gallimard (22), (29)

http://82.127.105.79/onz17/static.php?op=interventionMmeBonnaire.htm&npds=1 (24)

http://www.monpsy.eu/affiche.asp?arbo=1&num=28 (28)

http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordalie (30)

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